Chapitre 38

 

Kahlan suivit la piste qui contournait la montagne. La lumière de la lune lui suffisant pour se repérer, elle déboucha enfin dans la vallée parallèle à celle où campaient les Galeiens.

Comme elle ne cherchait pas à se dissimuler, les sentinelles la repérèrent vite. Mais elles ne prirent pas la peine d’intercepter un cavalier solitaire.

Devant elle, le camp ennemi fourmillait d’activité. Des feux brûlaient un peu partout dans ce foisonnement de tentes plus étendu que bien des villes. Sachant que leur nombre était dissuasif, ces soldats ne redoutaient pas une attaque. En conséquence, ils se fichaient qu’on puisse les voir – ou les entendre – de loin.

Kahlan entra dans le campement et fit slalomer Nick dans un labyrinthe anarchique de chariots, de chevaux, de mules, de tentes et d’hommes assis devant des feux.

Leur repas terminé, ils jouaient aux dés ou discutaient bruyamment en se passant des outres de vin. À première vue, la plupart de ces soudards étaient ivres morts. Une bonne chose, car ils ne lui accordèrent pas un regard.

Des cris de femmes montaient des tentes, ponctués de rires masculins paillards. Un frisson courut le long de la colonne vertébrale de l’Inquisitrice.

Dans ce genre d’armée en campagne, on trouvait immanquablement des hordes de prostituées destinées au repos du guerrier. De plus, les soudards de cet acabit considéraient les femmes des vaincus comme une part du butin, et les traitaient sans pitié. Que ces cris soient des raies de plaisir ou des hurlements de douleur, l’Inquisitrice ne pouvait rien faire. Tentant de ne pas les entendre, elle se concentra sur les soldats qu’elle dépassait.

Elle vit d’abord des hommes de D’Hara, avec sur leurs cuirasses le R emblématique de la Maison Rahl. Très vite, cependant, elle aperçut des Keltiens, puis une dizaine de guerriers de Terre d’Ouest, occupés à danser et à boire. Il y avait aussi des soldats de Nicobarese, des Sandariens et même – une vision d’horreur – quelques Galeiens. Peut-être, pensa-t-elle pour se rassurer, s’agissait-il de D’Harans vêtus d’uniformes volés.

Mais elle n’y crut pas un instant.

Partout, des hommes se querellaient au sujet de tout et n’importe quoi : le jeu, la nourriture, l’équipement, la boisson. Certaines disputes tournaient très mal, puisqu’elle vit un type se vider de son sang, un couteau dans le ventre, sous les éclats de rire d’un cercle de spectateurs.

Enfin, Kahlan repéra ce qu’elle cherchait : les tentes de l’état-major. En l’absence d’étendards, on ne pouvait quand même pas s’y tromper, puisque c’étaient les plus grandes. Devant la plus imposante, un pavillon en réalité, une petite table de banquet était dressée.

Éclairés par des lanternes posées sur des piquets, les officiers supérieurs s’empiffraient et buvaient comme des trous.

Alors qu’elle approchait, un gros type vautré sur sa chaise, les pieds sur la table, brailla à tue-tête :

— Quand je dis maintenant, c’est maintenant, ou tu goûteras à la hache du bourreau ! Un tonneau plein, sinon, tu es un homme mort !

Le soldat détala comme un lapin sous les rires gras de ses chefs.

Kahlan immobilisa son étalon à côté de la table et étudia les six pourceaux. Quatre étaient des D’Harans. Le cinquième, un commandant keltien, semblait encore plus saoul que les autres. Le sixième portait une tunique brune unie.

Le type qui venait de terroriser un pauvre troufion s’adressa à la cantonade.

— Notre brave sorcier Slagle m’a dit tout à l’heure qu’il sentait comme une odeur d’Inquisitrice. (Il se tourna vers Kahlan.) Où est ton sorcier, Inquisitrice ? On dirait que tu l’as perdu… (Tous les hommes s’esclaffèrent.) J’espère que tu nous apportes à boire, parce qu’on sera bientôt à sec. Non ? Quel dommage… (S’emparant d’un couteau, il désigna le Keltien.) Karsh dit qu’il y a une jolie petite ville, à une semaine d’ici, où la bière est délicieuse, j’espère que ses habitants seront plus coopératifs que la dernière fois…

Kahlan étudia longuement le sorcier. C’était lui, la véritable raison de sa venue. Pourrait-elle sauter de son cheval et le toucher avec son pouvoir avant de recevoir un coup de couteau ? Le gros type ignoble était le seul, pour le moment, à tenir une lame. Dans son état, ses réflexes devaient manquer de vivacité. Mais les chances de réussite étaient trop minces. Elle voulait bien se sacrifier pour tuer Slagle, à condition de ne pas le manquer…

Elle devait l’éliminer ! Ce salaud était les yeux et les oreilles des soudards. Il voyait et entendait tout avant eux – comme elle. Les D’Harans redoutant la magie et les esprits, sa présence les rassurait.

Kahlan baissa les yeux sur les mains du sorcier et vit qu’il était en train de tailler un morceau de bois. Devant lui, sur la table, le petit tas de copeaux lui rappela ceux qu’elle avait vus au palais, devant la porte d’une chambre.

Le sorcier ayant achevé son œuvre, il la posa près de son assiette. C’était un énorme phallus, très réaliste.

— Slagle a un cadeau pour toi, Inquisitrice, dit le gros type au couteau. Il y travaille depuis deux heures, le moment où il a senti que tu viendrais.

Deux heures… Ce gros porc abruti venait de lui indiquer les limites du pouvoir de ce sorcier. Elle avait quitté les Galeiens quatre heures plus tôt, mais sa progression, au début, avait été très lente à cause des crêtes à gravir. En clair, les jeunes soldats étaient trop loin pour que Slagle les ait repérés, mais il se s’en était pas fallu de beaucoup. Au temps pour leur espoir de surprendre l’ennemi !

— Un présent qui me prend au dépourvu…, lâcha Kahlan, glaciale.

— Il te prendra de bien d’autres façons, crois-moi ! éructa le gros type.

Ses compagnons éclatèrent de rire.

Son calme recouvré, l’Inquisitrice abaissa sa capuche.

— Quel est ton nom, soldat ?

— Soldat ? beugla l’homme en plantant son couteau dans la table. Je suis le général Riggs, chef suprême de cette glorieuse armée.

— Et au nom de qui te bats-tu, général Riggs ?

— L’Ordre Impérial livre sa guerre au bénéfice de tous ceux qui intègre ses rangs. Un combat contre les oppresseurs et les crétins qui luttent pour eux. Quand on n’est pas avec nous, Inquisitrice, on est contre nous. C’est aussi simple que ça. Pour restaurer l’ordre, nous écraserons nos ennemis.

» L’Ordre Impérial protège ceux qui lui sont fidèles, et qui doivent en retour le défendre. Tous les pays se rallieront à nous ou seront balayés de la surface du monde. Nous militons pour un ordre nouveau, très chère. L’Ordre Impérial. Mes troupes règnent sur tous les royaumes, et moi, je règne sur elles.

Kahlan tenta de trouver un sens à ce discours absurde. Bien entendu, elle n’y parvint pas.

— Je suis la Mère Inquisitrice. C’est moi qui dirige les Contrées, pas vous !

— La Mère Inquisitrice ? Mazette ! (Riggs flanqua une grande claque dans le dos du sorcier.) Tu ne m’avais pas dit ça, foutu cachottier ! Pour l’instant, ma belle, tu ne ressembles pas à une mère. Mais demain matin, tu seras grosse, fais-moi confiance !

— Darken Rahl est mort, lâcha Kahlan, faisant taire les rires. Le nouveau maître Rahl a mis un terme à la guerre et rappelé les forces d’haranes.

Le général Riggs se leva avec la grâce d’un pachyderme.

— Darken Rahl avait une vision limitée du monde. Il se souciait beaucoup trop de l’ancienne magie et pas assez du nouvel ordre. Sa quête idiote le détournait des vrais problèmes. Jusqu’à ce qu’elle soit éradiquée, la magie restera un outil au service des hommes. Pas leur maîtresse !

» Darken Rahl n’a pas su saisir les occasions qui se présentaient à lui Nous ne commettrons pas la même erreur. Lui-même, dans le royaume des morts, le sait et se repent. Il s’est joint à notre cause, à présent. Comme l’ont annoncé les esprits du bien, nous ne nous inclinons plus devant la Maison Rahl. Au contraire, c’est elle, à l’instar de toutes les autres, qui s’agenouille devant nous. Le nouveau maître Rahl nous prêtera allégeance, ou nous les réduirons en bouillie, lui et ses maudits païens de partisans !

— En d’autres termes, général, vous vous battez exclusivement pour vous. Et votre but consiste à tuer autant de gens que possible.

— Mensonges ! Cette cause me dépasse de loin ! Nous offrons à tous la possibilité de se joindre à nous. Ceux qui refusent sont les complices de nos ennemis et ils doivent mourir. Mais il est inutile d’expliquer de telles choses à une femme. Tes sœurs et toi n’êtes pas assez intelligentes pour commander.

— Les hommes n’ont pas l’exclusivité du pouvoir, général.

— Voir des mâles s’agenouiller pour demander la protection d’une femelle est une abomination ! Un homme, un vrai, cherche à s’approprier ce qu’il y a sous vos jupes. Il ne se cache pas derrière ! Les femmes gouvernent avec leurs mamelons et nous donnent à téter une bouillie douceâtre. Les hommes règnent avec leurs poings. Ils nourrissent leur peuple et le protègent.

» Tous les dirigeants mâles auront une chance de se joindre à nous. Les reines seront priées d’aller vendre leurs charmes dans les bordels, là où elles servent vraiment à quelque chose.

Riggs prit sa chope et but quelques gorgées.

— Tu comprends ? Ou es-tu encore plus stupide que tes sœurs ? Sous la férule des femmes, quel grand dessein a accompli l’Alliance des Contrées ?

— Un grand dessein ? Le but de l’alliance est de préserver la paix. D’aider les faibles et de soulager les miséreux. Rien de plus…

— Vous voyez, mes amis, lança Riggs à la ronde, ce qui s’appelle « parler avec ses nichons » ? Femme, ton Conseil ne dirige rien et n’impose pas de lois. Chaque royaume peut interdire ou autoriser ce qu’il veut. Ce qui est un crime d’un côté des monts Rang’Shada est une bonne action de l’autre. L’alliance ignore jusqu’à la notion d’ordre universel. Vous êtes des clans de sauvages renfermés sur eux-mêmes. Chacun conserve jalousement son « identité », comme vous dites, et affaiblit ainsi tout le monde !

— C’est faux ! Le Conseil unit les royaumes et organise leur défense commune. Contre des bouchers comme vous, général ! L’alliance n’est pas une vieille femme édentée, ainsi que vous semblez le croire. Elle a des crocs, et vous vous en apercevrez bientôt.

— Un noble idéal… À vrai dire, je le partage – sans vos foutues mamelles ! Vous ne savez pas régner d’une main de fer. Et votre mièvrerie fait de chaque nation un fruit prêt… à être écrabouillé ! Ce qu’il vous faut, c’est un vrai chef, et une authentique protection !

» Dès la chute des frontières, vous avez été massacrés par Darken Rahl. Pourtant, obsédé par sa quête de la magie, cet imbécile vous étripait de la main gauche ! S’il avait laissé agir ses généraux, il ne resterait plus rien de votre alliance de femmelettes.

— Et contre qui avons-nous tant besoin de protection ?

— Contre les hordes qui déferleront bientôt…, murmura Riggs, le regard soudain vide.

— Quelles hordes ?

Le général sursauta. On eût dit qu’il venait de se réveiller.

— Celles dont parlent les prophéties… (Il regarda Kahlan comme si elle était incurablement obtuse, puis désigna le sorcier.) Notre bon Slagle nous a guidés dans la compréhension de ces textes. Femme, tu as passé ta vie avec des sorciers sans jamais t’intéresser à leurs connaissances ?

— Votre discours sur la paix et l’ordre est très noble, général Riggs. Mais vos atrocités, à Ebinissia, en sont le sanglant démenti. Jusqu’à la fin des temps, cette ville restera le témoin muet de votre perversité. C’est vous et votre Ordre Impérial qui déferlez sur le monde. Vous, les hordes dont parlent les prophéties ! (Kahlan foudroya le sorcier du regard.) Quel rôle jouez-vous dans tout ça, Slagle ?

— Je contribue à unir les peuples sous la bannière d’une seule loi.

— La loi de qui ?

— Des vainqueurs, bien sûr. (Il sourit) La nôtre. Celle de l’Ordre Impérial.

— La mission d’un sorcier est de servir, pas de diriger. Gagnez immédiatement Aydindril, pour occuper votre véritable place, ou vous devrez en répondre devant moi.

— Vous ? ricana l’homme. Vous exigez que des hommes se prosternent à vos pieds. En même temps, aveugle comme toutes les femmes, vous laissez des messagers du fléau régner sur le pays.

— Des messagers du fléau ? Vous n’êtes pas assez idiot, j’espère, pour prêter l’oreille aux sermons des fanatiques du Sang de la Déchirure ?

— Ces braves gens se sont joints à nous, annonça le général. Notre cause est la leur, et inversement… Ils savent à présent comment débarrasser ce monde des serviteurs du Gardien, donc des alliés objectifs de nos ennemis. Bientôt, la divinité triomphera !

— Vous voulez dire que votre cause triomphera… C’est vous qui régnerez…

— Es-tu aveugle et sourde, Mère Inquisitrice ? Je règne déjà, mais ce n’est pas moi qui compte. Nous parlons de l’avenir ! Aujourd’hui, j’occupe le trône provisoirement et j’ensemence le champ pour qu’il produise de belles récoltes. Ce n’est pas moi, le point central.

» Nous offrons à tous les hommes de se joindre à nous, et ceux qui sont ici ont accepté la main que nous leur tendions. Des soldats de tous les royaumes se battent à nos côtés. Nous ne sommes plus les forces de D’Hara. Et nos nouveaux alliés ne représentent plus leurs anciens royaumes. L’Ordre Impérial est en marche. Tout esprit sain peut le diriger. Si je meurs pour notre cause, un autre prendra ma place, jusqu’à ce que l’Ordre Impérial règne sur le monde entier.

Ce type était trop saoul pour savoir ce qu’il disait. Ou fou à lier. Kahlan jeta un regard circulaire aux hommes qui buvaient, dansaient et chantaient dans le camp. Possédés, comme les Bantaks. Et comme les Jocopos.

— Général Riggs, je suis la Mère Inquisitrice. Que ça vous plaise ou non, je représente les Contrées du Milieu. À ce titre, je vous ordonne de cesser les hostilités. Retournez en D’Hara avec vos troupes, ou allez présenter vos doléances au Conseil. On vous écoutera, je m’en porte garante. Mais rien ne vous autorise à guerroyer contre mon peuple. Si vous ne m’obéissez pas, vous détesterez les conséquences de votre insubordination.

— Nous ne faisons pas de compromis ! cracha l’officier. Tous ceux qui nous combattent périront. C’est la seule manière d’en finir avec les tueries, et les esprits du bien nous ont chargés de cette mission sacrée. Nous luttons pour la paix. Tant que nous ne l’aurons pas obtenue, la guerre fera rage.

— Qui vous a ordonné de vous battre ?

— Je viens de te le dire ! Serais-tu stupide, femme ?

— J’ai du mal à croire qu’on soit assez idiot pour penser que les esprits du bien veulent la guerre. Ce n’est pas dans leur façon d’agir.

— C’est ce que tu penses ? Dans ce cas, nous avons un gros désaccord. Le but de la guerre n’est-il pas de régler ce genre de querelles ? Les esprits du bien savent que nous sommes dans le vrai, sinon, ils s’opposeraient à nous. Notre victoire sera la preuve éclatante qu’ils sont de notre côté. Le Créateur aussi souhaite notre triomphe, et tu t’en apercevras bientôt…

Ce type était vraiment cinglé.

Kahlan se tourna vers l’officier keltien.

— Karsh…

— Général Karsh !

— Vous faites honte à ce grade, général… Pourquoi avez-vous massacré les habitants d’Ebinissia ?

— Ils auraient pu se joindre à nous, mais ils ont préféré se battre. Nous avons fait un exemple avec ces païens, pour montrer au monde le sort qui attend les impies qui ne se joindront pas à notre croisade pour la paix. Nous y avons perdu près de la moitié de nos forces, mais ça en valait la peine. De nouveaux compagnons viennent déjà remplacer nos morts, et nous déferlerons sur tous les pays pour les convertir à notre cause.

— Extorquer, massacrer et raser, c’est ce que vous nommez « convertir » ?

Furieux, Karsh posa violemment sa chope sur la table.

— Nous rendons à nos ennemis la monnaie de leur pièce ! Ils ont pillé nos fermes et mis à sac nos villes frontières. Ces chiens écrasent les Keltiens comme s’ils étaient de vulgaires moustiques !

» Pourtant, nous leur avons proposé la paix. Mais ils ont opté pour la guerre ! Leur défaite montre à la face du monde que nous résister est absurde.

— Qu’avez-vous fait de la reine Cyrilla ? Est-elle morte, ou fait-elle désormais partie de votre troupeau de catins ?

Tous les soudards éclatèrent de rire.

— Elle écarterait ses jolies cuisses pour nous, répondit Riggs, si nous avions pu lui mettre la main dessus.

Kahlan dut réprimer un soupir de soulagement.

— Général Karsh, demanda-t-elle, que pense le prince Fyren de vos agissements ?

— Il est en Aydindril ! Et moi ici…

Ainsi, le pouvoir keltien n’y était peut-être pour rien, ces bouchers n’étant qu’une bande de hors-la-loi.

Kahlan connaissait Fyren, un homme raisonnable s’il en était. Ardent partisan de l’adhésion de son royaume au Conseil, il avait persuadé la reine, sa mère, de préférer la voie de la négociation à celle du conflit. Dans tous les sens du terme, c’était un authentique gentilhomme.

— Général Karsh, vous êtes un boucher et un traître. Vous avez tourné le dos à votre pays et à votre reine.

— Non ! Je suis un patriote ! Le protecteur de mon peuple !

— Balivernes ! Vous êtes un bâtard sans conscience ! Je laisserai au prince Fyren l’honneur de vous condamner à mort. À titre posthume, évidemment…

— Les esprits du bien nous ont prévenus que tu conspirais contre les Contrées du Milieu ! Ils avaient raison, Mère Inquisitrice ! Comme ils l’ont dit, nous ne serons jamais libres tant que tu vivras. Ils nous ont chargés d’exécuter les blasphémateurs de ton acabit. Avec leur aide, la défaite des sbires du Gardien sera totale !

— Aucun officier digne de ce nom ne prêterait l’oreille aux délires des fous du Sang de la Déchirure.

Le regard rivé sur Kahlan, le sorcier avait invoqué une petite boule de feu. Il jonglait avec, l’air menaçant…

— Assez de bavardages ! beugla soudain Riggs. Descends de cheval, ma mignonne, et amusons-nous ensemble. Les héroïques combattants de la liberté méritent un peu de distraction.

— Après les réjouissances, lâcha Karsh en souriant pour la première fois, demain ou après-demain, tu seras décapitée. Nos soldats et nos peuples adoreront te voir mourir. Ils applaudiront notre victoire sur la Mère Inquisitrice, le symbole de l’oppression par la magie. (Son sourire disparut et il s’empourpra.) Ton exécution sera un message d’espoir pour les opprimés. Quand nous t’aurons coupé la tête, ils exploseront de joie !

— Parce que les héroïques combattants de la liberté sont assez forts pour abattre une femme seule ?

— Non ! rugit le général Riggs. (Soudain, Kahlan eut le sentiment qu’il était plus sobre qu’il ne voulait le montrer.) Tu ne comprends rien à nos actes. (Il baissa la voix.) Nous entrons dans une nouvelle ère, femme. Les vieilles religions n’y auront pas de place, pas plus que les Inquisitrices et les sorciers.

» Il fut un temps, il y a environ trois mille ans, où presque tout le monde naissait avec le don. La magie dominait tout et les sorciers s’en servirent pour obtenir le pouvoir. Poussés par leur ambition, ils se sont entretués. Alors, sans personne pour le transmettre, le don est devenu de plus en plus rare. Et ses détenteurs devinrent l’exception. Pourtant, ils continuèrent à s’affronter éclaircissant encore leurs rangs. Les autres créatures crépusculaires, telles que toi, furent privées de leur protection, alors qu’il s’agissait de leur première responsabilité. Aujourd’hui, quasiment plus personne ne naît avec le don et la magie s’éteint inexorablement. Les sorciers ont eu une chance de dominer le monde, comme Darken Rahl. À son instar, ils ont échoué. Désormais, leur âge d’or est révolu.

» Nous entrons dans l’ère de l’humanité, Mère Inquisitrice. Dans ce monde-là, la religion agonisante que tu nommes « magie » n’a aucun rôle à jouer. Il est temps que l’homme prenne possession de l’univers. L’Ordre Impérial est en marche et rien ne l’arrêtera. L’homme régnera et la magie crèvera comme un chien dans un caniveau.

Kahlan sentit une larme rouler sur sa joue. Une étrange panique lui serrait la gorge.

— As-tu entendu, Slagle ? Tu as un pouvoir, comme moi. Ceux que tu aides seront tes fossoyeurs.

— Il doit en être ainsi, dit le sorcier en continuant à jongler avec sa boule de feu. La magie, blanche ou noire, est la voie qu’emprunte le Gardien pour entrer dans ce monde. Quand j’aurai contribué à la destruction de ce fléau, je devrai disparaître aussi. Et ma mort servira la cause du peuple.

— Les gens doivent voir mourir les symboles vivants de cette religion, dit Riggs avec un regard presque compatissant pour Kahlan. Tu es la dernière Inquisitrice, une créature engendrée par les sorciers. Ta mort encouragera les peuples à en finir une bonne fois pour toutes avec les ultimes vestiges de la magie.

» Nous sommes le soc de la charrue, Mère Inquisitrice ! Les terres souillées par la magie en seront bientôt libérées, et des êtres pieux les ensemenceront. Alors, nous oublierons à jamais les anciens dogmes et leurs représentants…

Il but une gorgée de bière et reprit la parole d’un ton dur.

— Quand nous en aurons fini avec toi, nous briserons la résistance de Galea et des autres pays. Jusqu’à la victoire finale, la guerre sera notre seul horizon. Et notre unique exigence !

La colère explosa en Kahlan, balayant sa tristesse et sa panique. Son devoir était de défendre les êtres fragiles que le général appelait des « créatures crépusculaires ». Elle devait parler et se battre en leur nom !

— En ma qualité de Mère Inquisitrice, la plus haute autorité des Contrées du Milieu, je me plie à cette exigence… (Elle se pencha et ajouta :) Vous voulez la guerre ? Eh bien, vous l’aurez ! Et tant que je resterai à mon poste, aucun de mes alliés ne vous fera de quartier !

Kahlan tendit un poing vers le sorcier. La véritable raison de sa venue dans le camp…

Ces hommes étaient fous et dangereux ! Elle invoqua sa magie et l’implora de débarrasser le monde de Slagle.

Il était sa cible et elle ne devait pas le rater. La Rage du Sang déferla en elle.

Elle voulut lancer un éclair mortel.

Rien ne se produisit.

Kahlan fut un instant tétanisée par l’échec de la magie. Riggs en profita pour se lever et bondir vers elle, une main tendue vers sa jambe.

L’Inquisitrice tira sur les rênes de son destrier, qui se cabra et flanqua un formidable coup de sabot dans la figure du général. Ses pattes avant s’abattirent sur la table et la fracassèrent. Alors que les hommes toujours assis se jetaient en arrière, les sabots du cheval firent éclater la tête d’un officier d’haran et broyèrent la jambe d’un autre.

Kahlan talonna le destrier, qui partit au galop au moment où le sorcier se remettait debout. Alors que des soldats affolés s’écartaient du chemin de l’animal enragé, l’Inquisitrice jeta un coup d’œil derrière son épaule et vit Slagle tendre les mains. Une boule de feu se matérialisa devant lui, en suspension en l’attente de ses ordres. D’un geste, il l’expédia sur la fugitive.

Le cheval sauta par-dessus des feux de camp et des hommes, arrachant au passage des fixations de tentes. Kahlan avait repéré ce qu’elle cherchait et elle dirigeait l’animal droit dessus.

Le sifflement de la boule de feu devenait de plus en plus fort. Accidentellement touchés, des hommes hurlaient avant de s’écrouler. Jetant un nouveau coup d’œil derrière elle, Kahlan vit que le projectile magique, aussi ivre que son créateur, zigzaguait lamentablement. Le feu magique avait besoin d’être guidé. Dans son état, Slagle n’en était plus vraiment capable.

Esprits bien-aimés, implora l’Inquisitrice, si je dois mourir, laissez-moi le temps de faire ce qui doit être fait…

Atteignant enfin son objectif, un tas de neige où les soldats avaient planté leurs lances, elle arracha une arme au passage et talonna de nouveau le brave Nick.

La boule de feu semait toujours la mort derrière elle, de plus en plus grosse à mesure qu’elle approchait de sa cible.

Conçue pour des hommes bien plus musclés que Kahlan, la lance était très lourde. Afin d’économiser ses forces, la jeune femme dut la tenir à la verticale, comme à la parade.

Nick galopait sans se laisser perturber par le bruit, la confusion, les soldats qui couraient en tous sens ou la boule de feu. Sa cavalière lui fit décrire un demi-tour. Toujours aussi serein, il fonça vers le projectile… et vers l’homme qui la dirigeait.

Slagle essaya de modifier la trajectoire de la boule de feu en fonction de celle de Kahlan. Les réflexes du sorcier, ralentis par l’alcool, frôlaient le pathétique. Mais plus la cible approchait, moins il aurait besoin de vivacité…

Au dernier moment, Kahlan fit un écart sur la droite. La boule de feu la frôla de si près que ses cheveux roussirent.

Derrière elle, le projectile magique explosa au milieu d’un groupe d’hommes. Les vêtements en flammes, hurlant de douleur, ils se roulèrent dans la neige pour tenter d’échapper à une mort atroce. Mais le Feu de Sorcier ne s’éteignait pas si facilement…

À présent, la panique régnait dans une bonne moitié du camp. Ignorant les cris de douleur et les ordres aboyés par les officiers, Kahlan se concentra, à la recherche de son silence intérieur. Bientôt, elle ne vit plus rien à part la silhouette du sorcier, qui préparait déjà une nouvelle boule de feu.

Lance à l’horizontale, l’embout bien calé au creux de son bras, Kahlan continua sa charge.

Encore vingt pas ! Les plus longs de sa vie…

Slagle allait propulser un nouveau projectile au moment où la lance s’enfonça dans sa poitrine. Sous la violence de l’impact, la hampe se brisa et le corps du sorcier parut exploser comme un melon trop mûr.

Nick et sa cavalière continuèrent leur course à travers un geyser de sang.

Kahlan abattit sa lance sur la tête d’un homme qui se jetait en travers de son chemin. Le choc lui arracha l’arme de la main, mais son agresseur s’écroula, probablement mort sur le coup.

Un des officiers qui festoyaient avec Riggs se releva et cria qu’on lui amène un cheval. Partout, des hommes sautaient sur leurs montures sans prendre le temps de les seller. Histoire de les stimuler, leurs chefs beuglaient qu’ils seraient tous exécutés s’ils revenaient sans la fugitive.

Se retournant, Kahlan vit qu’une bonne trentaine de cavaliers étaient déjà à ses trousses.

Loin des tentes de commandement, sur le chemin qu’elle avait pris à l’aller, les soldats ignoraient ce qui se passait. Persuadés que cette galopade faisait partie des festivités, ils ne tentèrent pas de s’interposer.

Avisant un fourreau pendu au flanc d’un chariot, Kahlan dégaina au passage l’épée qu’il contenait. Galopant le long d’une rangée de piquets, elle trancha net la corde principale. Puis elle abattit le plat de sa lame sur le cheval le plus proche. Son hennissement de douleur et ses ruades paniquèrent les autres montures au repos, qui s’éparpillèrent dans toutes les directions. Elles renversèrent des supports de lanternes. Arrosées d’huile enflammée, plusieurs tentes s’embrasèrent.

Effrayés par ces incendies, les chevaux des poursuivants de Kahlan freinèrent des quatre fers, envoyant leurs cavaliers voler dans les airs.

Un nouveau « héros » se dressant sur son chemin, Kahlan lui transperça la poitrine de son épée. Une fois encore, l’impact fut trop violent et elle dut lâcher son arme. Et les soldats qui avaient réussi à rester en selle la talonnaient toujours !

Enfin sortie du camp, l’Inquisitrice lança Nick sur la piste qu’ils avaient suivie en venant. À la pâle lueur de la lune, c’était le seul moyen de ne pas se perdre.

Kahlan jeta un dernier coup d’œil derrière elle. Une cinquantaine d’hommes la suivaient. En s’engageant sur le versant abrupt de la montagne, sous le couvert des arbres, l’Inquisitrice comprit que ses quelques minutes d’avance ne suffiraient pas.

Mais elle avait un autre atout dans sa manche.

La pierre des larmes - Tome 2
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